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Harry Whitebook avait trouvé le moyen d’accroître la tolérance des mammifères au gaz carbonique en leur greffant un gène qui encodait certaines caractéristiques de l’hémoglobine du crocodile. Le crocodile pouvait rester très longtemps sous l’eau car, au lieu de s’accumuler dans son sang, le dioxyde de carbone se dissociait en ions bicarbonate liés à des acides aminés de l’hémoglobine, complexe qui conduisait l’hémoglobine à émettre des molécules d’oxygène. La tolérance accrue au C02 était ainsi associée à une efficacité accrue de l’oxygénation. Une fois que Whitebook leur eut montré la voie, cette adaptation très élégante se révéla assez simple à introduire chez les mammifères grâce aux dernières découvertes du génie génétique : des brins de photolyase, l’enzyme de réparation de l’ADN, furent spécialement assemblés afin de greffer la description de ce segment de génome au cours du traitement gérontologique, modifiant légèrement les caractéristiques de l’hémoglobine du sujet.
Sax fut l’un des premiers à se faire greffer ce segment. Il aimait l’idée de pouvoir se promener sans masque facial. Il passait beaucoup de temps au-dehors. Le niveau de dioxyde de carbone dans l’atmosphère était encore de 40 millibars sur les 500 de la pression totale au niveau de la mer, le reste étant composé de 260 millibars d’azote, de 170 millibars d’oxygène et de 30 millibars de divers gaz rares. La proportion de C02 était donc trop importante encore pour que les hommes puissent respirer sans masque filtrant. Mais depuis qu’on lui avait greffé ce trait, il pouvait marcher librement en plein air et observer les animaux qui avaient déjà été génétiquement modifiés. Rien que des monstres, tous autant qu’ils étaient, des monstres blottis dans leur niche écologique, en un amas confus de pulsions, de morts, d’invasions et de retraites, tous cherchant en vain un équilibre impossible, étant donné le changement de climat. À peu près comme sur Terre, en d’autres termes, si ce n’est que tout se produisait à un rythme beaucoup plus rapide, accru par les variations, les modifications, les ajouts, les recodages et les recombinaisons entrepris et provoqués par les êtres humains, les interventions qui marchaient et celles qui faisaient long feu – les effets indésirables, non prévus, pas remarqués – au point que nombre de savants scrupuleux avaient renoncé à toute tentative de contrôle.
— Advienne que pourra, disait Spencer quand il en avait un coup dans le nez.
Ce qui offensait Michel, pour qui tout avait un sens. Il n’y pouvait rien ; il aurait fallu modifier ce qui, pour lui, avait un sens. Le flux de la vie était devenu contingent ; en un mot, c’était l’évolution. D’un mot latin qui signifiait « déroulement d’un livre ». Ce n’était pas non plus une évolution dirigée, loin de là. Une évolution influencée, peut-être, accélérée certainement (à certains points de vue, en tout cas). Mais ni maîtrisée, ni dirigée. Ils ne savaient plus ce qu’ils faisaient. D’aucuns avaient du mal à s’y faire.
C’est ainsi que Sax parcourut la péninsule de Da Vinci, un rectangle de terre entourant la lèvre ronde du cratère de Da Vinci, et mit le cap vers les fjords Simud, Shalbatana et Ravi qui se jetaient dans la partie sud du golfe de Chryse. Deux îles, Copernicus et Galileo, émergeaient à l’ouest, à l’embouchure des fjords Arès et Tiu. Un riche maillage de mer et de terre, idéal pour le foisonnement de la vie. Les techniciens de Da Vinci n’auraient pu choisir un meilleur site, même si Sax était persuadé qu’ils n’avaient pas pris la mesure de leur environnement quand ils avaient choisi le cratère pour y installer les labos aérospatiaux secrets de l’underground. Le cratère avait un bord large et était situé à une bonne distance de Burroughs et de Sabishii, c’est tout. Ils étaient tombés sur le paradis par hasard. Toute une vie d’observation possible, sans mettre le nez dehors.
L’hydrologie, la biologie invasive, l’aréologie, l’écologie, les sciences des matériaux, la physique des particules, la cosmologie : tous ces domaines intéressaient vivement Sax, mais, pendant toutes ces années, il s’était essentiellement consacré au temps. La péninsule de Da Vinci avait un climat dramatique : des orages de pluie balayaient le golfe vers le sud, des vents secs, catabatiques, descendaient des hauts plateaux du Sud et des canyons des fjords, soulevant de grandes vagues dirigées vers le nord. Comme ils étaient tout près de l’équateur, le cycle périhélie/aphélie les affectait beaucoup plus que les saisons normales. L’aphélie faisait chuter les températures de vingt degrés au moins au nord de l’équateur, alors qu’au périhélie l’équateur était aussi brûlant que le Sud. En janvier et février, l’air du Sud réchauffé par le soleil montait dans la stratosphère, tournait vers l’est à la tropopause et rejoignait le jet-stream qui faisait le tour de la planète. Ce jet-stream se divisait au niveau de la bosse de Tharsis ; le courant sud se chargeait en humidité au-dessus de la baie d’Amazonis, humidité qu’il déversait sur Daedalia et Icaria, parfois sur la paroi ouest des montagnes du bassin d’Argyre, où se formaient des glaciers. Le courant nord soufflait sur les hauts plateaux de Tempe Mareotis puis sur la mer du Nord, captant l’humidité des orages qui se succédaient. Au nord, sur la calotte polaire, l’air se refroidissait et retombait sur la planète en rotation, suscitant des vents de surface venant du nord-est. Ces vents froids, secs, couraient parfois sous les vents d’ouest tempérés, plus chauds, plus humides, donnant naissance à d’énormes fronts orageux de vingt kilomètres de hauteur qui montaient au-dessus de la mer du Nord.
L’hémisphère Sud étant plus uniforme que le Nord, ses vents obéissaient plus nettement encore aux lois gouvernant les flux aériens sur une sphère en rotation : de l’équateur à une latitude de trente degrés, les vents venaient du sud-est ; de trente à soixante degrés, les vents d’ouest étaient dominants, et de soixante degrés au pôle, le vent soufflait de l’est. Il y avait de vastes déserts dans le Sud, surtout entre le quinzième et le trentième parallèle, où l’air montant de l’équateur retombait, provoquant des zones de haute pression et d’air chaud chargé en vapeur d’eau qui ne parvenait pas à la condensation. Il ne pleuvait presque jamais dans cette bande qui comprenait les provinces hyperarides de Solis, Noachis et Hesperia. Dans ces régions, les vents soulevaient la poussière du sol desséché, et les tempêtes de sable, si elles étaient plus localisées qu’avant, étaient aussi plus denses, ainsi que Sax l’avait malheureusement observé sur Tyrrhena avec Nirgal.
Telles étaient les principales caractéristiques du climat martien : violent vers l’aphélie, doux au moment des équinoxes. Le Sud était l’hémisphère des extrêmes, le Nord celui de la modération. C’est du moins ce que suggéraient certains modèles. Sax aimait introduire dans ses réflexions les données d’où sortaient ces modèles, tout en sachant qu’ils avaient un rapport au mieux relatif avec la réalité. Chaque année était une exception en soi, les conditions changeant à chaque stade du terraforming. L’avenir de leur climat était impossible à prévoir, même si on figeait les variables en partant du principe que le terraforming s’était stabilisé, ce qui était loin d’être le cas. Sax regardait inlassablement défiler des millénaires climatiques radicalement différents chaque fois qu’il modifiait un paramètre. La faible gravité, la hauteur résultante de l’atmosphère, les immenses verticales de la surface, la présence de la mer du Nord qui pouvait ou non prendre en glace, l’air qui se densifiait, le cycle périhélie/aphélie, l’excentricité qui précédait lentement les saisons dues à l’inclinaison proprement dite ; toutes ces variables avaient des effets prévisibles, peut-être, mais leur combinaison rendait le temps martien très difficile à appréhender, et plus Sax l’étudiait, moins il avait l’impression de le comprendre. Mais c’était fascinant, et il pouvait passer ses journées à observer le jeu des interactions.
Ou bien il restait assis sur Simshal Point à regarder les nuages filer dans le ciel jacinthe. Dans le fjord Kasei, au nord-ouest, soufflaient les bourrasques catabatiques les plus fortes de la planète. Ces hurlevents, comme les appelaient les hommes-oiseaux du Belvédère d’Echus, se déversaient dans le golfe de Chryse à une vitesse qui atteignait parfois 500 kilomètres-heure. Sax voyait alors s’élever des nuages couleur cannelle sur la ligne d’horizon, au nord. Dix ou douze heures plus tard, de grosses vagues déferlaient du nord, s’enflaient et pilonnaient les falaises, des murailles d’eau de cinquante mètres se ruaient sur la roche jusqu’à ce que l’air autour de la péninsule deviennent blanc, épais. Il était dangereux d’être en mer par un temps pareil, ainsi qu’il l’avait constaté une fois, en longeant le littoral, au sud du golfe, dans un petit catamaran qu’il avait appris à manœuvrer.
Il était beaucoup plus agréable d’observer les tempêtes depuis les falaises. Pas de hurlevents, aujourd’hui ; rien qu’une brise forte, régulière ; le balai noir, distant, d’un grain sur l’eau au nord de Copernicus ; la chaleur du soleil sur sa peau. La température globale moyenne changeait tous les ans, à la hausse ou à la baisse, mais plutôt à la hausse. Si le temps était un axe horizontal, une chaîne de montagnes s’élevant. L’Année Sans Été était maintenant un vieil accident. En fait, elle avait duré trois ans, mais les gens n’allaient pas changer un si beau nom pour ça. Trois Années Inhabituellement Froides – non. Ça n’allait pas. Ce n’était pas assez synthétique pour laisser une empreinte forte dans la mémoire. La pensée symbolique. Les gens aimaient les rapprochements. Sax le savait. Il passait beaucoup de temps à Sabishii, avec Michel et Maya. Les gens aimaient les drames. Maya plus que les autres, sans doute, mais ils avaient une valeur d’exemple. Des cas limites. Il s’inquiétait de l’influence qu’elle avait sur Michel. Michel ne donnait pas l’impression d’aimer la vie. La nostalgie, des mots grecs nostos, « retour » et algos « douleur ». La douleur du retour. Une description très précise. Malgré leurs zones de flou, les mots pouvaient parfois être très précis. C’était un paradoxe apparent, mais quand on regardait comment fonctionnait le cerveau, cela en devenait moins surprenant. Un modèle de l’interaction de l’esprit avec la réalité physique, un peu flou sur les bords. La science devait l’admettre, même si ça n’interdisait pas d’essayer de comprendre les choses !
— Viens avec moi, procéder à des observations sur le terrain, disait-il à Michel.
— Bientôt.
— Concentre-toi sur le moment présent, suggérait Sax. Chaque instant a sa réalité propre. Son eccéité. On ne peut pas prévoir, mais on peut expliquer. Ou tout au moins essayer. Si on est observateur, et avec un peu de chance, on peut dire : c’est pour ça que ça arrive ! C’est très intéressant.
— Dis donc, Sax, je ne te savais pas poète !
Sax ne sut que répondre. Michel était encore plein de son immense nostalgie.
— Prends le temps de venir sur le terrain, dit-il enfin.
Quand l’hiver était doux et les vents cléments, Sax faisait du bateau dans le sud du golfe de Chryse. Le golfe d’or. Le reste de l’année, il ne quittait pas la péninsule. Il partait de Da Vinci à pied ou dans un petit véhicule où il pouvait passer la nuit. Il procédait surtout à des observations météorologiques, mais évidemment il ne pouvait s’empêcher de tout regarder. Sur l’eau, il demeurait assis tandis que le vent gonflait la voile et le poussait d’une anfractuosité de la côte à une autre. Sur terre, il conduisait le matin, cherchait un bon endroit, s’arrêtait et mettait pied à terre.
Un pantalon, une chemise, un coupe-vent, des bottes, son vieux chapeau, il ne lui en fallait pas plus par cette belle journée de M-65, et il ne cessait de s’en émerveiller. Il faisait dans les 280 degrés kelvin, plutôt frisquet, mais il trouvait ça revigorant. La moyenne globale tournait autour de 275 degrés. Une bonne moyenne, à son avis, au-dessus de la température de congélation. Une sacrée impulsion thermique pour le permafrost. À ce rythme-là, d’ici dix mille ans il aurait fondu. Et ce n’était bien entendu pas le seul facteur en cause.
Il se promenait sur la mousse et les salicornes de la toundra, l’herbe et les laîches. Drôle de chose que la vie sur Mars. Que la vie tout court, d’ailleurs. Pourquoi apparaissait-elle ? Ça ne tenait pas de l’évidence. C’était un sujet auquel Sax avait récemment réfléchi. Pourquoi constatait-on un ordre croissant dans toutes les parties du cosmos ? On se serait plutôt attendu à de l’entropie. Ce phénomène l’intriguait prodigieusement. Spencer avait improvisé une explication autour d’une chope de bière, un soir, sur la corniche d’Odessa : dans un univers en expansion, lui avait-il dit, l’ordre n’était pas vraiment l’ordre, mais seulement la différence entre l’entropie constatée et le maximum d’entropie possible. C’était cette différence que les humains considéraient comme l’ordre. Sax avait été surpris d’entendre une notion cosmologique aussi intéressante dans la bouche de Spencer, mais Spencer était un homme surprenant. Même s’il buvait trop.
Allongé sur l’herbe, à regarder les fleurs de la toundra, on ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur la vie. Dans la lumière du soleil, les petites fleurs se dressaient sur leurs tiges brillant d’anthracène, aux couleurs saturées. Des idéogrammes de l’ordre. Elles n’avaient pas l’air d’une simple différence de niveau d’entropie. Les pétales avaient une si jolie texture. Ainsi inondée de lumière, elle paraissait presque visible molécule par molécule : là une molécule blanche, là une mauve, là une bleue. Ces taches pointillistes n’étaient évidemment pas des molécules, qui étaient bien en dessous de la limite de résolution. Et même si elles avaient été visibles, les particules constitutives du pétale étaient tellement infimes qu’on avait du mal à les imaginer. Elles étaient au-delà de la limite de résolution conceptuelle. Les théoriciens de Da Vinci s’étaient pourtant mis récemment à réfléchir intensément aux développements de la théorie des supercordes et de la gravité quantique. Ils en étaient au stade des prédictions vérifiables, qui, historiquement, étaient la grande faiblesse de la théorie des cordes. Intrigué par ce recoupement avec l’expérimentation, Sax s’était efforcé de comprendre ce qu’ils faisaient. Ce qui l’avait obligé à renoncer à la mer et aux falaises pour s’enfermer dans des salles de séminaire, mais il avait profité de la saison des pluies pour assister aux réunions de l’après-midi, suivre les conférences et les discussions, étudier les symboles mathématiques qui couvraient les écrans, et passer ses matinées à travailler sur les surfaces de Riemann, les groupes de Lie, les équations d’Euler, la topologie des espaces compacts à six dimensions, la géométrie différentielle, les variables de Grassmann, les opérateurs émergents de Vlad et tous les autres domaines mathématiques nécessaires pour parvenir à suivre les recherches actuelles.
Un de ces domaines concernait les supercordes auxquelles il avait déjà eu l’occasion de s’intéresser. La théorie avait près de deux siècles maintenant, mais elle avait été avancée de façon spéculative bien avant que les mathématiques ou les moyens expérimentaux ne permettent de procéder aux investigations correctes. Elle décrivait les plus petites particules de l’espace-temps non comme des points géométriques mais comme des objets mathématiques exotiques ayant les propriétés d’une corde. De même qu’une corde de violon possède plusieurs harmoniques, les supercordes avaient plusieurs états de vibration. Elles vibraient dans dix dimensions, dont six étaient localisées autour des cordes. Les théoriciens du XXIe siècle avaient formulé l’espace quantique dans lequel elles vibraient sous la forme de champs appelés réseaux de spin, dans lesquels les lignes de forces du champ gravitationnel agissaient un peu comme les lignes de forces magnétiques autour d’un aimant, permettant aux cordes de vibrer selon certaines harmoniques seulement. Ces cordes supersymétriques, vibrant en harmonie dans des réseaux de spin à dix dimensions, expliquaient très élégamment et de façon très plausible les diverses forces et particules observées au niveau subatomique, les bosons et les fermions, ainsi que leurs effets gravitationnels. La théorie élaborée à partir de là prétendait résoudre le problème de la gravitation quantique qui occupait les physiciens depuis plus de deux siècles.
Tout cela était bien joli. C’était même très excitant. Mais le problème pour Sax, et bien d’autres sceptiques, tenait à la difficulté de confirmer ces belles hypothèses mathématiques par l’expérimentation, en raison de l’extrême petitesse des cordes et des champs décrits par la théorie. Tout se passait à une échelle si petite, de l’ordre de 10-33 centimètre – la constante de Planck –, qu’elle était difficilement imaginable. Un noyau atomique faisait environ 10-13 centimètre de diamètre, soit un millionième de milliardième de centimètre. Sax avait vainement essayé de se représenter cette distance, ne serait-ce que pour entretenir un instant dans son esprit cette petitesse inconcevable. Et se rappeler ensuite qu’il était question, dans la théorie des cordes, de distances près de 1020 plus petites, des objets mille milliards de milliards de fois plus petits qu’un noyau atomique ! Sax essaya de trouver un ratio. Il faudrait aligner autant de cordes pour parvenir à la taille d’un atome que d’atomes pour atteindre la taille… du système solaire. Même ce ratio, la raison avait peine à l’appréhender.
L’ennui, surtout, c’est que tout cela était trop petit pour être détecté par les moyens expérimentaux, et pour Sax, c’était le nœud de la question. Les physiciens avaient procédé à des expériences dans des accélérateurs de particule à des niveaux d’énergie de l’ordre de 100 GeV, soit cent fois l’équivalent d’énergie de la masse d’un proton. Ces expériences leur avaient permis de mettre au point, après des années d’efforts, ce qu’on appelait un modèle standard révisé de la physique des particules. Ce modèle standard révisé constituait réellement une avancée spectaculaire : il expliquait beaucoup de choses et en prédisait d’autres qui pouvaient être démontrées ou infirmées par l’expérimentation en laboratoire ou des observations cosmologiques. Ces prédictions étaient si variées et avaient été si souvent confirmées que les physiciens pouvaient avancer avec confiance toutes sortes d’hypothèses sur l’histoire de l’univers depuis le big bang. Ils remontaient jusqu’au premier millionième de seconde.
Mais les théoriciens des cordes envisageaient de faire un bond fantastique au-delà du modèle standard révisé, à la constante de Planck qui était le plus petit royaume possible, le mouvement quantique minimal, au-dessous duquel on ne pouvait descendre sans entrer en contradiction avec le principe d’exclusion de Pauli. On pouvait raisonnablement se dire que c’était la dimension minimale des choses. Mais voir effectivement ce qui se passait à cette échelle exigerait des niveaux d’énergie expérimentale d’au moins 1019 GeV, et ils ne les obtiendraient jamais avec aucun accélérateur. Seul le cœur d’une supernova pourrait la leur procurer. Non. Un abîme infranchissable les séparait du royaume de Planck. Ils étaient condamnés à ignorer éternellement ce niveau de réalité.
C’est du moins ce que soutenaient les sceptiques. Mais ceux qui s’intéressaient à la théorie n’avaient jamais renoncé. Ils en cherchaient une confirmation indirecte tant au niveau cosmologique que subatomique, lequel, vu sous cet angle, paraissait également gigantesque. Les anomalies constatées dans les phénomènes que le standard révisé ne parvenait pas à expliquer pouvaient l’être dans le royaume de Planck, grâce à des prédictions faites par la théorie des cordes. Mais ces prédictions étaient rares, et les phénomènes annoncés difficiles à voir. On n’avait pas trouvé le vrai déclic. Pourtant, au fil des décennies, quelques fanatiques des cordes avaient continué à explorer les nouvelles structures mathématiques dans l’espoir de voir émerger d’autres ramifications de la théorie, ou qu’elles prédiraient des résultats indirects plus faciles à déceler. Ils ne pouvaient pas aller plus loin ; et Sax trouvait ce chemin très hasardeux pour la physique. Il croyait dur comme fer à la vérification expérimentale. Si on ne pouvait mettre les théories à l’épreuve, ça restait des mathématiques, belles mais intouchables. Il y avait des tas de domaines mathématiques exotiques, d’une beauté bizarre. Seulement, si elles ne permettaient pas d’établir un modèle du monde des phénomènes, ça ne l’intéressait pas.
Et voilà qu’après des dizaines d’années de travail ils commençaient à faire des progrès dans des domaines que Sax trouvait intéressants. Au nouveau superaccélérateur du cratère Rutherford, ils avaient découvert la seconde particule Z que la théorie des cordes avait depuis longtemps décrite. Et un détecteur de monopôle magnétique en orbite solaire hors du plan de l’écliptique avait capturé une trace de ce qui paraissait être une particule non confinée, porteuse d’une charge fractionnelle, d’une masse comparable à celle d’une bactérie – un aperçu très rare d’une particule lourde à interaction faible. La théorie des cordes prédisait l’existence de ces particules, alors que le standard révisé ne la prévoyait pas. C’était excitant pour l’esprit, parce que la forme des galaxies révélait qu’il y avait des masses gravitationnelles dix fois plus importantes que ne le montrait leur rayonnement visible. Si on parvenait à prouver que le corps noir était composé de particules lourdes à interaction faible, se disait Sax, la théorie qui parvenait à ce beau résultat méritait pour le moins d’être considérée comme intéressante.
Une autre information intéressante, quoique à un niveau différent, était que l’une des théoriciennes de pointe dans ce domaine travaillait ici même, à Da Vinci, et faisait partie, depuis un an, du groupe impressionnant dont Sax suivait les travaux. Elle s’appelait Bao Shuyo, et elle était originaire de Dorsa Brevia. Elle avait des ancêtres japonais et polynésiens. Elle était petite pour une indigène, bien que dépassant Sax de cinquante centimètres. Des cheveux noirs, la peau mate, des traits réguliers, un peu quelconques, typiques du Pacifique. Elle était timide avec Sax, timide avec tout le monde. Il lui arrivait même parfois de bégayer, ce que Sax trouvait irrésistible. Mais quand elle se levait pour procéder à une démonstration, elle retrouvait toute son assurance et couvrait l’écran d’équations aussi vite que si elle écrivait en sténo. Chacun, dans ces moments-là, l’écoutait avec attention, quasiment pétrifié, et tous ceux qui avaient assez de jugeote pour comprendre ce genre de chose voyaient bien que son nom resterait gravé au panthéon, et qu’ils assistaient au spectacle de l’histoire en train de se faire.
De jeunes turcs l’interrompaient pour lui poser des questions, évidemment – il y avait beaucoup de cervelles bien faites dans ce groupe – et, tout ego oublié, ils s’embarquaient dans des explications qui faisaient appel aux gravitons et aux gravitinos modélisés, au corps noir et au corps fantôme. C’étaient des sessions pleines de créativité, très excitantes. Et il était clair que Bao en était le pivot, la force agissante, celle sur qui tout reposait, celle avec qui ils devaient compter.
C’était un peu déconcertant. Sax avait déjà rencontré des femmes dans des départements de maths et de physique, mais c’était la seule mathématicienne de génie dont il ait jamais entendu parler dans l’histoire des mathématiques. Lesquelles, maintenant qu’il y réfléchissait, étaient une affaire d’hommes. Y avait-il, dans la vie, une chose plus monstrueusement mâle que les mathématiques ? Et pourquoi en était-il ainsi ?
Il y avait plus déconcertant encore : Bao avait fondé ses recherches sur les travaux non publiés d’un mathématicien thaï du siècle dernier, un jeune déséquilibré du nom de Samui qui avait vécu dans les bordels de Bangkok et s’était suicidé à vingt-trois ans, laissant derrière lui plusieurs problèmes dignes du théorème de Fermât, et affirmant jusqu’à la fin que tout lui avait été dicté par des extraterrestres télépathes. Bao avait ignoré le folklore pour ne s’intéresser qu’à l’essentiel, et elle avait expliqué certains des calculs les plus obscurs de Samui. Partant de là, elle avait défini un groupe d’expressions, appelées opérateurs avancés de Rovelli-Smolin, qui lui permettaient d’établir un système de réseaux de spin qui s’intégrait très harmonieusement avec les supercordes. C’était enfin la Grande Unification, la réconciliation de la mécanique quantique et de la gravité. Si c’était vrai. Et même si ça ne l’était pas, c’était assez puissant puisque ça avait permis à Bao de faire plusieurs prédictions spécifiques dans le domaine plus vaste de l’atome et du cosmos. Dont quelques-unes avaient reçu une confirmation depuis.
C’était donc la reine de la physique – la première reine de la physique. Les chercheurs du monde entier étaient en liaison avec Da Vinci, avides de recevoir d’autres suggestions de sa part. Une tension, une excitation palpables planaient sur les sessions de l’après-midi. Max Schnell lançait le débat et finissait, à un moment ou à un autre, par appeler Bao. Alors elle se levait et s’approchait de l’écran, sur le devant de la salle de séminaire. Simple, gracieuse, ferme et réservée. Son stylo volait sur l’écran alors qu’elle leur expliquait comment calculer avec précision la masse du neutrino ou leur décrivait avec un luxe de détails la façon dont les cordes vibraient pour former les différents quarks, les champs quantiques ou les trois familles de gravitinos, et Dieu sait quoi encore. Ses collègues et amis, une vingtaine d’hommes et une autre femme, intervenaient pour demander des précisions, ajouter des équations qui expliquaient des problèmes annexes ou exposer les dernières avancées de Genève, de Palo Alto ou de Rutherford. Et pendant cette heure, tous avaient conscience d’être au centre du monde.
Dans tous les labos de Mars, de la Terre et de la ceinture d’astéroïdes qui suivaient ses travaux, on remarquait des ondes inhabituelles de gravité dans des expériences très délicates ; des schémas géométriques particuliers apparaissaient dans les fluctuations infimes de la radiation du fond cosmique. Partout on traquait les particules lourdes à interaction faible du corps noir et les antiparticules à interaction faible du corps fantôme. On décrivait les diverses familles de leptons, de fermions et de leptoquarks. On résolvait provisoirement l’amas galactique de la première expansion, et bien d’autres choses encore. La physique semblait enfin sur le point de connaître sa Théorie Définitive. Ou, du moins, un grand pas en avant avait été fait.
Les travaux de Bao étaient d’une telle portée que Sax n’osait pas lui parler. Il craignait de lui faire perdre son temps avec des problèmes triviaux. Mais un après-midi, lors d’une pause kava sur l’un des balcons en arcade surplombant le lac du cratère de Da Vinci, c’est elle qui s’approcha, encore plus timide et balbutiante que lui, au point qu’il se retrouva dans le rôle très inhabituel pour lui consistant à mettre l’autre à l’aise, finissant ses phrases à sa place et ainsi de suite. Il s’évertua tant et si bien qu’ils finirent par se retrouver en train de bafouiller à qui mieux mieux sur le thème de ses anciens diagrammes de Russell décrivant les gravitinos, qu’il croyait maintenant caducs et dont elle lui dit qu’ils l’aidaient toujours à visualiser l’action gravitationnelle. Et puis, quand il lui posa une question sur le séminaire de la journée, elle se détendit. Il aurait dû y penser plus tôt. C’est ce qu’il préférait lui-même.
À la suite de cela, ils prirent l’habitude de se parler de temps en temps. C’était toujours un sacré boulot que de la faire sortir de sa coquille, mais c’était un boulot intéressant. Aussi, quand la saison sèche revint et qu’il recommença à faire du bateau dans le petit port Alpha, il lui demanda en bégayant un peu si elle aimerait l’accompagner, et ils se lancèrent dans un dialogue bredouillant d’où il ressortit que, la prochaine fois qu’il ferait beau, il l’emmènerait dans l’un des nombreux petits catamarans du labo.
Quand il passait la journée sur l’eau, Sax restait dans la petite baie appelée la Florentine, au sud-est de la péninsule, où le fjord Ravi s’élargissait avant de devenir la baie d’Hydroates. C’est là que Sax avait appris à faire du bateau et qu’il se sentait encore le plus à l’aise avec les vents et les courants. Lorsqu’il s’aventurait plus loin, c’était pour explorer l’éventail de fjords et de baies, au bout du système de Marineris, et à trois ou quatre reprises, il avait poussé jusqu’à l’extrémité est du golfe de Chryse, jusqu’au fjord Mawrth et à la péninsule du Sinaï.
Mais ce jour-là, il resta dans la Florentine. Le vent venant du sud, il réquisitionna l’aide de Bao pour tirer des bords. Ni l’un ni l’autre ne parla beaucoup. Pour dire quelque chose, Sax finit par mettre la physique sur le tapis. Ils discutèrent des cordes, qui étaient l’essence même de l’espace-temps et pas seulement des points dans une grille rigoureusement abstraite.
En réfléchissant, Sax dit :
— Vous ne craignez pas que ce domaine où l’expérimentation est impossible ne se révèle une sorte de château de cartes, qui pourrait être renversé par une simple erreur de calcul, ou par une théorie ultérieure, différente, qui ferait mieux l’affaire, ou trouverait plus facilement confirmation ?
— Non, répondit Bao. Une aussi belle chose est forcément vraie.
— Hum, fit Sax en lui jetant un coup d’œil. Je préférerais, personnellement, qu’un indice un peu plus solide pointe le bout de son nez. Quelque chose comme la planète Mercure d’Einstein : une invraisemblance de la théorie précédente que la nouvelle viendrait résoudre.
— Pour certaines personnes, le corps fantôme manquant répond à cette définition.
— Possible.
Elle éclata de rire.
— Je vois qu’il vous en faudrait davantage. Une chose faisable, peut-être.
— Pas forcément, rectifia Sax. Ce serait merveilleux, bien sûr. Plus convaincant, je veux dire. Mieux comprendre les choses permet de mieux les manipuler. Comme le plasma dans les réacteurs à fusion.
C’était le problème récurrent d’un autre laboratoire de Da Vinci.
— On comprendrait peut-être mieux les plasmas si on les modélisait selon des schémas imposés par les réseaux de spin.
— Vraiment ?
— Je pense.
Elle ferma les yeux, comme si tout pouvait être résolu derrière ses paupières. Comme si tous les problèmes du monde y trouvaient une solution. Sax éprouva un pincement au cœur. D’envie. Il aurait tout donné pour avoir une vision pénétrante de ce genre. Et voilà que quelqu’un l’avait, juste à côté de lui, dans le bateau. Le génie était vraiment une chose étrange à contempler.
— Vous pensez que cette théorie marquera l’aboutissement de la physique ? demanda-t-il.
— Oh non ! On pourra toujours s’interroger sur les grands principes. Les lois fondamentales. Et puis, toutes les avancées posent de nouveaux problèmes en amont. Les travaux de Taneiev ne font qu’effleurer la surface, dans ce domaine. C’est comme les échecs. On peut apprendre toutes les règles et ne pas être un très bon joueur à cause des propriétés émergentes. Vous voyez ce que je veux dire : certaines pièces sont plus fortes quand elles se trouvent au centre de l’échiquier ; ce n’est pas une règle, c’est un effet de l’accumulation des règles.
— C’est comme le temps.
— Oui. Nous comprenons mieux les atomes que le temps, en fait. L’interaction entre les éléments est trop complexe pour qu’on puisse la suivre.
— Il y a l’holonomie, l’étude des systèmes complexes.
— Ce n’est encore qu’un ensemble de spéculations. Les premiers balbutiements d’une science, si elle donne quelque chose un jour.
— Comme les plasmas, non ?
— Les plasmas sont très homogènes. Il n’y a que très peu de facteurs en jeu. On devrait donc pouvoir les aborder par l’analyse des réseaux de spin.
— Vous devriez en parler au groupe de fusion.
— Vraiment ? dit-elle, l’air surprise.
— Oui.
Puis une forte brise se leva, et ils passèrent quelques minutes à observer la réaction du bateau, le mât rétractant ses voiles avec un bourdonnement jusqu’à ce qu’elles soient rajustées comme il convenait pour négocier le coup de vent. Le soleil faisait briller les beaux cheveux noirs de Dao, sagement retenus sur sa nuque. Derrière, les falaises de Da Vinci. Des réseaux, frémissants sous le soleil. Non, qu’il ait les yeux ouverts ou fermés, il ne verrait jamais tout ça.
Il dit prudemment :
— Vous ne vous êtes jamais demandé… Je veux dire, ça doit faire drôle d’être l’une des premières grandes mathématiciennes, non ?
Elle sembla étonnée, puis détourna la tête. Il comprit qu’elle y avait déjà réfléchi.
— Les atomes du plasma se déplacent selon des schémas qui sont de grandes fractales du réseau de spin, dit-elle.
Sax hocha la tête et lui posa d’autres questions à ce sujet. Il la croyait en mesure d’aider le groupe de fusion de Da Vinci à résoudre certains problèmes que leur posait la mise au point d’un réacteur à fusion allégé.
— Vous ne vous êtes jamais intéressée aux travaux des ingénieurs ? Ou des physiciens ?
— Je suis physicienne, répliqua-t-elle, comme sur la défensive.
— Enfin, vous faites de la physique théorique. Je pensais à l’application pratique des choses.
— La physique, c’est de la physique.
— D’accord.
Il tenta de revenir sur la question, mais par la bande, cette fois.
— Quand avez-vous commencé à vous intéresser aux mathématiques ?
— Ma mère m’a fourni mes premières équations du second degré et toutes sortes de jeux mathématiques quand j’avais quatre ans. Elle était statisticienne, très portée sur les maths.
— Et les écoles de Dorsa Brevia…
— Elles n’étaient pas mauvaises. Je faisais surtout des maths en lisant, et en correspondant avec le département de Sabishii.
— Je vois.
Ils en revinrent aux derniers résultats du CERN. Puis au temps, et à la façon dont le bateau à voile se dirigeait dans le vent, avec une précision presque parfaite. La semaine d’après, il l’emmena sur les falaises de la péninsule. Il prit un grand plaisir à lui montrer la toundra. Et avec le temps, le menant pas à pas, elle réussit à le convaincre qu’ils étaient peut-être sur le point de comprendre ce qui se passait au niveau de Planck. C’était vraiment stupéfiant, se dit-il, éprouver une intuition à ce niveau, puis faire les spéculations et les déductions nécessaires pour donner corps à cette intuition et comprendre ce qui se passait, bâtir une théorie physique puissante, infiniment complexe, pour décrire un domaine si petit, si éloigné de l’appréhension par les sens. C’était presque terrifiant, au fond. L’étoffe même de la réalité. Ils reconnaissaient tous les deux que, exactement comme dans les théories précédentes, nombre de questions fondamentales restaient sans réponse. C’était inévitable. Ils pouvaient donc s’allonger côte à côte dans l’herbe, au soleil, et regarder intensément une fleur d’un bleu étincelant ; quoi qu’il arrive au niveau de Planck, en cet instant et à cet endroit, le pouvoir qu’elle avait d’attirer le regard conservait tout son mystère.
Ce que le simple fait de s’allonger dans l’herbe permettait surtout d’apprécier, c’est à quel point le permafrost fondait. Mais il fondait au-dessus d’un socle encore gelé, de sorte que la surface saturée devenait boueuse. Quand Sax se releva, la brise soufflant sur son ventre qui avait été en contact avec le sol lui donna aussitôt une impression de froid. Il écarta les bras, les offrit au soleil. Une pluie de photons, vibrant dans les réseaux de spin. Dans quantité de régions, la chaleur émise par les centrales nucléaires était dirigée dans le permafrost par des galeries capillaires, dit-il à Bao alors qu’ils regagnaient le patrouilleur. Ce qui posait des problèmes dans certaines régions humides, qui avaient tendance à se saturer en surface. Le sol fondait, des marécages instantanés se formaient. Le biome était très actif. Au grand dam des Rouges. Mais la majeure partie du sol qui aurait été affecté par la fonte du permafrost était maintenant sous la mer du Nord, de toute façon. Le peu qui restait au-dessus devait être aussi soigneusement préservé que les marais et les étangs.
Le reste de l’hydrosphère subissait une mutation presque aussi importante. On n’y pouvait rien. L’eau était un grand sculpteur de pierre, si incroyable que cela semble quand on voyait un imperceptible filet d’eau goutter le long d’une falaise et se changer en buée avant même d’atteindre l’océan. Certes. Mais il y avait aussi les vagues géantes, hurlantes, qui s’abattaient si violemment sur les falaises que le sol tremblait sous leurs pieds. Quelques millions d’années de ces coups de boutoir et le profil de ces falaises serait méconnaissable.
— Vous avez vu les canyons fluviaux ? lui demanda-t-elle.
— Oui, j’ai vu Nirgal Vallis. C’est fou le bien que ça fait de voir de l’eau au fond. Cela lui va si bien.
— Je ne savais pas qu’il y avait autant de toundra par ici.
Il lui expliqua que la toundra était l’écologie dominante de la majeure partie des highlands du Sud. La toundra et le désert. Dans la toundra, les fines étaient très efficacement fixées au sol. Le vent ne pouvait pas soulever la boue ou les sables mouvants, relativement communs, de sorte qu’il était dangereux de traverser certaines régions. Mais dans le désert, les vents puissants soulevaient de grandes quantités de poussière, qui assombrissaient le ciel et rafraîchissaient la température, posant de graves problèmes. Nirgal en savait quelque chose. Soudain, il demanda avec curiosité :
— Vous avez déjà rencontré Nirgal ?
— Non.
Les tempêtes de poussière n’avaient plus rien à voir avec la Grande Tempête que tout le monde avait quasiment oubliée, mais c’était encore un facteur à prendre en considération. Le pavage du désert à l’aide de microbactéries était une solution très prometteuse, même si elle avait l’inconvénient de ne fixer que le centimètre supérieur de dépôts, de sorte que si le vent arrachait le bord du pavage, le dessous risquait d’être emporté. Le problème n’était pas simple. Ils subiraient des tempêtes de sable pendant des siècles encore.
Enfin, l’hydrosphère était très active. Ce qui impliquait la prolifération de la vie.
La mère de Bao mourut dans un accident d’avion de tourisme et Bao, qui était sa plus jeune fille, dut rentrer chez elle s’occuper de tout. Elle héritait de la maison de famille. La succession par ultimogéniture, selon le modèle du matriarcat hopi, lui dit-on. Bao ne savait pas quand elle reviendrait. Il se pouvait même que son départ soit définitif, dit-elle avec un naturel confondant. C’était comme ça, et voilà tout. Elle était déjà ailleurs, dans un monde intérieur. Sax ne put que lui faire au revoir de la main et regagna sa chambre en secouant la tête. Ils comprendraient les lois fondamentales de l’univers avant d’avoir la moindre prise sur la société. Un objet d’étude particulièrement récalcitrant. Il appela Michel sur son écran, lui fit part de cette idée, et Michel répondit :
— C’est parce que la culture progresse sans cesse.
Sax eut l’impression de voir ce que Michel voulait dire. Les attitudes changeaient rapidement dans bien des domaines. Bela appelait ça le Werteswandel, la mutation des valeurs. En attendant, ils vivaient dans une société en butte à des archaïsmes de toutes sortes. Des primates se groupant en tribus, gardant un territoire, implorant un dieu comme un parent de dessin animé.
— Il y a des moments où je me demande vraiment si nous allons dans le sens du progrès, répondit-il, se sentant étrangement mélancolique.
— Voyons, Sax, réfléchis, protesta Michel. Ici, sur Mars, nous avons vu et la fin du patriarcat et celle de la propriété. C’est l’un des plus grands progrès de l’histoire de l’humanité.
— Si c’est vrai.
— Tu ne crois pas que les femmes ont autant de pouvoir que les hommes, maintenant ?
— Pour ce que j’en vois, si.
— Peut-être même encore plus, si on pense à la reproduction.
— Ce qui serait logique.
— Et le sol est sous la gestion commune de la famille humaine. Nous possédons encore des objets personnels, mais le territoire n’a jamais appartenu à personne, ici. C’est une nouvelle réalité sociale, nous y sommes confrontés tous les jours.
C’était vrai. Sax songea à la dureté des conflits d’autrefois, quand la propriété et le capital étaient la norme. Michel avait peut-être raison. Le patriarcat et la propriété avaient vécu et n’étaient plus. Sur Mars, et pour le moment du moins. C’était peut-être comme la théorie des cordes, il faudrait du temps pour mettre de l’ordre dans tout ça. Au fond, Sax lui-même, qui était radicalement dépourvu de préjugés, n’en était pas revenu de voir une femme faire des maths. Ou, pour être tout à fait honnête, une femme géniale. Qui l’avait littéralement hypnotisé, à dire le vrai, de même que tous les autres hommes du séminaire, au point que son départ les avait laissés désemparés. Il dit, un peu mal à l’aise :
— Sur Terre, il paraît que ça se bagarre toujours autant.
— La pression démographique, convint Michel avec un geste du bras comme pour écarter le problème. Il y a trop de gens, là-bas, et il y en a de plus en plus. Tu as vu comment c’était, quand nous y sommes allés. Tant que la Terre sera dans cette situation, Mars sera menacée. Et ça se bagarre ici aussi.
Sax comprit son argument. D’un certain côté, c’était rassurant. Le comportement humain n’était ni irrémédiablement mauvais ni stupide, c’était une réponse semi-rationnelle à une situation historique, à un danger donné. Les gens faisaient ce qu’ils pouvaient, en se disant qu’il n’y en aurait pas assez pour tout le monde. Ils faisaient de leur mieux pour protéger leurs enfants. Au risque, évidemment, de mettre tous les enfants en danger par l’accumulation d’actions égoïstes individuelles. Mais au moins pouvait-on appeler cela une tentative de raisonnement, une première approche.
— Enfin, ça commence à s’arranger, reprit Michel. Même sur Terre, les gens ont beaucoup moins d’enfants. Et ils se réorganisent plutôt bien collectivement, par rapport à l’inondation et à tout ce qui l’a précédée. Il y a beaucoup de nouveaux mouvements sociaux là-bas, souvent inspirés par ce que nous faisons ici. Et par Nirgal. Ils le suivent toujours, ils l’écoutent, même quand il ne dit rien. Les propos qu’il a tenus pendant notre visite là-bas font encore leur effet.
— Ça, je veux bien le croire.
— Ah, tu vois ! Ça va mieux, tu ne peux pas faire autrement que de l’admettre. Et quand le traitement de longévité cessera d’agir, les décès équilibreront les naissances.
— Ça ne devrait pas tarder, prédit Sax d’un ton funèbre.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Les signes ont tendance à se multiplier. Des gens meurent d’une chose ou d’une autre. La sénescence n’est pas le seul problème. Rester en vie quand le vieillissement aurait dû faire son œuvre… Le résultat auquel nous sommes parvenus est déjà miraculeux. Il y a probablement une raison à la sénescence. Éviter la surpopulation, peut-être. Permettre à un nouveau matériel génétique de remplacer l’ancien.
— Ce n’est pas très rassurant pour nous.
— Nous avons déjà une espérance de vie deux fois plus longue que celle de nos parents.
— D’accord, mais quand même. Qui a envie que ça finisse ?
— Personne. Alors justement : concentrons-nous sur l’instant présent. Si tu m’accompagnais sur le terrain ? Je serai aussi optimiste que tu voudras. Et tu verras, c’est très intéressant.
— Je vais essayer de me libérer. J’ai beaucoup de clients.
— Tu as beaucoup de temps libre. Je t’assure.
Le soleil était haut dans le ciel où planaient des nuages ronds, dodus, qui ne reviendraient jamais, et qui pourtant, à ce moment précis, étaient aussi massifs que du marbre, et aussi sombres en dessous. Des cumulonimbus. Il était de nouveau perché sur la falaise ouest de la péninsule de Da Vinci, et regardait par-delà le fjord Shalbatana la falaise qui marquait le bord est de Lunae Planum. Derrière lui se dressait la colline au sommet aplati qui était le bord du cratère Da Vinci. Son camp de base. Il y avait longtemps qu’il vivait là, maintenant. Ces temps-ci, leur coop fabriquait des satellites et les lanceurs pour les mettre en orbite, en collaboration avec le laboratoire de Spencer à Odessa et bien d’autres encore. Une coopérative calquée sur le modèle Mondragon régissait les laboratoires et les maisons d’habitation entourant le cratère, de même que les champs et les lacs du fond. Certains se plaignaient des restrictions imposées par les cours à leurs projets, parmi lesquels figuraient de nouvelles centrales qui produiraient trop de chaleur. Depuis quelques années, la CEG distribuait ce que l’on appelait des « rations K », c’est-à-dire le droit d’ajouter une fraction de degré kelvin au réchauffement global. Quelques communautés Rouges s’efforçaient de se faire attribuer des rations K qu’elles n’utilisaient pas, et cette rétention, alliée aux conséquences de l’écotage, empêchait la température de s’élever très vite. C’était du moins ce que prétendaient les autres communautés. Mais les écocours étaient encore parcimonieuses avec les rations K. Les dossiers étaient jugés par les écocours régionales et le jugement était ensuite soumis à l’arbitrage de la CEG, la seule possibilité d’appel consistant à faire signer une pétition par cinquante autres communautés, et encore l’appel s’engluait-il alors dans les fondrières du gouvernement global, où son destin dépendait de la foule indisciplinée de la douma.
Le progrès était lent, mais Sax trouvait que ce n’était pas plus mal. La température moyenne se situait au-dessus du point de congélation, ce qui lui convenait parfaitement. Sans les contraintes imposées par la CEG, la chaleur aurait risqué de grimper trop vite. Non, il n’était pas si pressé que ça. Il était devenu un avocat de la stabilisation.
C’était une belle journée du périhélie. Il faisait une température revigorante de 281 degrés kelvin. Il se promenait sur le sentier du bord de la falaise de Da Vinci en regardant les fleurs des Alpes dans les failles des alluvions et, plus loin, le lustre quantique du fjord ensoleillé, quand une grande femme portant un masque facial, un survêtement et de grosses bottes vint vers lui. Ann. Il la reconnut aussitôt. Son pas, sa démarche ; aucun doute, c’était Ann Clayborne, en chair et en os.
La surprise fit fulgurer deux souvenirs : Hiroko surgissant de la neige pour le raccompagner à son patrouilleur, puis Ann venant à sa rencontre dans l’Antarctique. Mais pour quoi faire ?
Troublé, il essaya de suivre cette pensée. La double image, une seule image fugitive…
Puis Ann fut devant lui et les souvenirs disparurent, effacés comme un rêve.
Il ne l’avait pas revue depuis qu’il lui avait fait subir de force le traitement gérontologique à Tempe, et il se sentait extrêmement mal à l’aise. C’était peut-être une réaction de crainte. Même s’il était peu probable qu’elle l’agresse physiquement, bien que ça lui soit déjà arrivé. Ce n’était pas ce genre d’agression qui l’ennuyait. Cette fois-là, dans l’Antarctique… Il tenta de retrouver le souvenir qui lui échappait, en vain. On avait beau essayer, quand les choses vous échappaient, on n’arrivait jamais à remettre le doigt dessus. Quant à savoir pourquoi, mystère. Il ne savait que dire.
— Tu es immunisé contre le dioxyde de carbone, maintenant ? demanda-t-elle à travers son masque.
Il lui parla du nouveau traitement de l’hémoglobine en cherchant péniblement ses mots, comme après son attaque. Il n’était pas à la moitié de son explication qu’elle éclatait d’un grand rire.
— Du sang de crocodile, maintenant ! Et puis quoi encore ?
— Oui, fit-il, devinant ce qu’elle pensait. Du sang de crocodile, une cervelle de rat.
— D’une centaine de rats.
— Des rats spéciaux, ajouta-t-il dans un souci de précision.
Après tout, les mythes obéissaient à une logique propre, rigoureuse, comme l’avait montré Lévi-Strauss. Il aurait voulu lui dire que c’étaient des rats de génie, une centaine de rats géniaux, pas un de moins. Même ses misérables étudiants diplômés avaient dû l’admettre.
— Des cerveaux modifiés, dit-elle, suivant le cours de ses pensées.
— Oui.
— Donc doublement modifiés, après ton problème cérébral, remarqua-t-elle.
— C’est vrai. (Vu comme ça, c’était une pensée déprimante. Ces rats avaient fait du chemin, depuis.) Un traitement plastique. Tu as… ?
— Non, pas moi.
C’était toujours la même vieille Ann. Il espérait qu’elle aurait essayé les drogues en connaissance de cause, qu’elle aurait vu clair. Mais non. En réalité, la femme qui se trouvait devant lui n’était plus tout à fait la même Ann. Il y avait quelque chose. Une lueur dans le regard. Depuis leurs affrontements sur l’Arès, et peut-être même avant, il s’était fait à l’idée de lire une certaine haine dans ses yeux. Depuis le temps, il avait appris à la reconnaître.
Et maintenant, avec ce masque, cette expression différente autour des yeux, c’était presque un autre visage. Elle l’observait avec attention, mais la peau autour des yeux n’était plus aussi crispée. Ridés, ils ne pouvaient pas l’être plus tous les deux, mais le réseau de rides était celui d’une physionomie détendue. Peut-être même le masque dissimulait-il un petit sourire. Il ne savait qu’en penser.
— Tu m’as fait subir le traitement gérontologique, dit-elle.
— Oui.
Devait-il dire qu’il était navré alors que ce n’était pas vrai ? La langue paralysée, la mâchoire serrée, il la regardait comme un oiseau hypnotisé par un serpent, espérant un indice montrant que tout allait bien, qu’il avait bien fait.
Elle esquissa tout à coup un geste englobant le paysage.
— Qu’essaies-tu de faire maintenant ?
Il s’efforça de comprendre ce qu’elle voulait dire. Sa question lui semblait aussi gnomique qu’un koan[2].
— Je regarde, dit-il, à court de réponse.
Le langage, tous ces beaux mots précieux, s’étaient soudain évanouis, envolés, comme une volée d’oiseaux effrayés. Hors d’atteinte. Toute signification abolie. Juste deux animaux, debout là au soleil. Regarder, regarder, regarder !
Elle ne souriait plus – si tant est qu’elle ait jamais souri. Elle n’avait pas l’air hostile non plus. Elle semblait plutôt le soupeser du regard, comme s’il était un caillou. Un caillou. Venant d’Ann, c’était sûrement signe de progrès.
Puis elle se détourna et repartit le long de la falaise, vers le petit port de Zed.